Quelques textes qui parlent de la vie

Autobiographie en cinq actes

« Je descends la rue…
Il y a un trou profond dans le trottoir :
Je tombe dedans.
Je suis perdu…je suis désespéré.
Ce n’est pas ma faute.
Il me faut du temps pour en sortir.

Je descends la même rue.
Il y a un trou profond dans le trottoir :
Je fais semblant de ne pas le voir.
Je tombe dedans à nouveau.
J’ai du mal à croire que je suis au même endroit.

Mais ce n’est pas ma faute.
Il me faut encore longtemps pour en sortir.

Je descends la même rue.
Il y a un trou profond dans le trottoir :
Je le vois bien.
J’y retombe quand même… c’est devenu une habitude.
J’ai les yeux ouverts.
Je sais où je suis.
C’est bien de ma faute.
Je ressors immédiatement.

Je descends la même rue.
Il y a un trou profond dans le trottoir :
Je le contourne.

Je descends une autre rue…»

Portia Nelson, poème cité dans « Le livre tibétain de la vie et de la mort »> de Sogyal Rimpoché

Puisque tout ce qui est de vie
Se relie,
Nous nous soumettrons
A la marée qui emporte la lune,
A la lune qui ramène la marée,
Aux disparus sans qui nous ne serions pas,
Aux survivants sans qui nous ne serions pas,
Aux sourds appels qui diminuent,
Aux cris muets qui continuent,
Aux regards pétrifiés par les frayeurs
Au bout desquelles un chant d’enfant revient,
A ce qui revient et ne s’en va plus,
A ce qui revient et se fond dans le noir,
A chaque étoile perdue dans la nuit,
A chaque larme séchée dans la nuit,
A chaque nuit d’une vie,
A chaque minute
D’une unique nuit
Où se réunit
Tout ce qui se relie,
A la vie privée d’oubli,
A la mort abolie.
François Cheng

« Un homme trouva un oeuf d’aigle et le plaça dans un poulailler.
L’aiglon vint au monde avec une couvée de poussins et poursuivit sa croissance avec eux. Se prenant pour un poulet, l’aigle ne cessa d’imiter le comportement des gallinacés qui l’entouraient. Il grattait la terre afin d’y trouver des vers et des insectes.
Il gloussait et caquetait. Il battait des ailes, ne s’élevant qu’à quelques centimètres du sol. Les années passèrent et l’aigle devint très vieux.
Un jour il aperçut, volant dans le ciel sans nuages, un magnifique oiseau. Avec une grâce majestueuse, ce dernier se laissait porter par les courants, agitant à peine ses puissantes ailes dorées. Le vieil aigle le regardait, émerveillé.
– Quel est cet oiseau ? demanda-t-il.
– C’est l’aigle, le roi des oiseaux, lui répondit un de ses compagnons. Il appartient au ciel. Nous, nous appartenons à la terre – nous sommes des poulets.
C’est ainsi que l’aigle, dans la certitude qu’il avait d’appartenir à la basse-cour, vécut et mourut en poulet. »

« Toujours il y a une vieille mémoire qui remue en nous, quelque chose qui chante de l’autre côté, qui appelle ou qui hante.
De l’autre côté de quoi, on ne sait pas très bien.
Toujours il y a un vieil inconnu qui nous attire et qui semble si vieux, si proche, comme un inconnu qui serait quand même connu, qui serait nous-mêmes et plus que nous.
Et ça tire vers quoi, on ne sait pas, et pourtant c’est comme si on l’avait toujours su.
C’est un pays, un là-bas où l’on avait couru, joué, toujours joué, un grand espace ensoleillé qui nous habite quand même entre nos quatre murs et nos complets vestons étriqués.
Il y a une vieille musique, un vieil oiseau sauvage jamais attrapé qui bat quand même des ailes dans notre cage. »
Satprem

Paysage

Je m’aménage un lieu
Avec ce paysage
Assez loin pour être
Et n’être que le poids
Qui vient m’atteindre ici.
J’émerge de ce poids,
Je m’aménage un lieu
Avec ce paysage
Qui tournait au chaos.
Dans ce qu’il deviendra
Je suis pour quelque chose.
Peut-être j’y jouerai
Des bois, des champs, de l’ombre,
Du soleil qui s’en va.
J’y régnerai
Jusqu’à la nuit.

Guillevic